Située à l’est du Cauca, un département au sud-ouest de la Colombie, à 500 kilomètres de Bogota, Inza est une municipalité montagneuse constituée d’une population de 20'000 habitant·e·s à majorité paysanne. Depuis quelques années, cette région est un peu plus épargnée par la violence du conflit qui déchire le pays depuis des décennies et qui s'accompagne aujourd'hui encore de milliers de disparitions et d'assassinats, qui touchent en tout premier lieu les leaders syndicaux·al·s et paysan·ne·s, mais aussi les militantes des organisations de femmes. Comme de nombreux mouvements sociaux en Colombie, l’Association paysanne de Inza-Tierradentro (ACIT) est engagée dans un processus de résistance pacifique face à la militarisation du territoire et aux assauts des multinationales. Lors des élections municipales de 2003, l’ACIT obtenait une victoire historique en soufflant la Mairie au pouvoir traditionnel libéral-conservateur[1].
Organisé au sein de l’association paysanne, le « Comité de Mujeres »[2] a vu le jour en 2000, lorsque plusieurs femmes de la communauté se sont réunies pour créer une liste en vue de l’élection au Conseil municipal. L’idée était de chercher des espaces de participation politique pour faire valoir leurs capacités de leadership. Ce processus électoral et participatif marque la naissance du Comité qui compte aujourd’hui près de 200 femmes.
Les bases de l’action collective
Alix Morales Marin. Photo : D.R. |
Alix Morales Marin, militante de 39 ans qui se bat depuis des années pour faire reconnaître les droits des femmes, est une des fondatrices du Comité. Elle est également mère de deux enfants et travaille en tant que coordinatrice des programmes sociaux à la Mairie. Au moment de ces élections, elle se présente sur la liste des femmes et siège ainsi au Conseil municipal de 2000 à 2003, alors que la municipalité est alors encore aux mains de la droite. L’initiative de départ visait à améliorer les conditions de vie des femmes, ce qui signifiait de les former aux niveaux politique et pratique. Un diagnostic de leurs besoins est dressé concernant l’acquisition de connaissances et leur envie de développer des projets. Se rassembler leur a permis d’ouvrir les yeux. Elles constatent que, malgré la diversité des situations (paysannes, indigènes, enseignantes, femmes au foyer, etc.) elles partagent les mêmes problèmes : maltraitance et violence intrafamiliales, harcèlement, surcharge de travail, sous-valorisation, manque d’auto-estime.
Pourtant, il apparaît rapidement qu’en dehors du Conseil municipal, il faut que le Comité se donne d’autres moyens d’agir. « Que faire avec une Conseillère municipale au milieu de treize hommes franchement machistes qui n’allaient pas nous donner l’opportunité de nous exprimer ? », questionne Alix. Rien n’allait être obtenu par ce biais. Il fallait s’organiser à la base, se regrouper, partager des connaissances et faire entendre leurs revendications.
Dès le premier événement organisé le 8 mars 2000, l’affluence s’est révélée au-delà des espérances. 700 femmes étaient attendues et ce ne sont pas moins de 1300 qui ont participé à la rencontre ! Malgré les nombreux problèmes logistiques et financiers auxquels elles doivent faire face, elles mesurent avec satisfaction leur importante capacité de rassemblement, alors qu’il est habituellement difficile de faire sortir les gens de leur village, de leur maison. Grâce à cela, elles gagnent en crédibilité. Après cet événement, elles se déplacent de village en village pour mettre en route tout le travail politique et organisationnel afin d’aider les femmes à se rassembler, se conscientiser et se former. Des ateliers sur les droits humains, les droits des femmes et sur les questions liées à la sensibilité féminine, à l’auto-estime et à l’équité de genre sont notamment mis en place.
Ce processus leur permet peu à peu de prendre conscience de l’oppression que subissent les femmes dans leur vie quotidienne. Alix explique : « Nous travaillons aux champs et parfois aussi en ville comme employée domestique pour améliorer ou assumer le revenu familial. Nous participons à des réunions (à l’école, groupes de femmes, Association de parents, ACIT, Association indigène, etc.), et prenons en charge la totalité du travail domestique ». Et pourtant, malgré l'importance du travail abattu, elles demeurent les plus pauvres d'entre les pauvres. Très peu d'entre elles possèdent leurs propres terres. Celles-ci appartiennent généralement à des propriétaires terriens, à leurs maris ou compagnons. Et alors qu’elles aident ces derniers aux travaux agricoles, leur salaire ne leur revient que rarement en mains propres, lorsqu’elles sont rémunérées. A la maison, le travail domestique est toujours considéré comme naturel et donc non reconnu ni valorisé. « On considère souvent que le fait de rester à la maison, de s’occuper des enfants, de passer le balai, la serpillère, d’assumer des grossesses et des accouchements, ne représente rien ! Lorsqu’il n’est pas rémunéré, le travail des femmes n’est pas reconnu, même si elles se lèvent les premières et se couchent les dernières. Et puis, le travail reproductif, c’est aussi la transmission des savoirs, de la culture, des valeurs, de tout ce qui forme la société et qu’il est possible de changer en éduquant nos enfants. Avant toute chose, les femmes doivent reconnaître elles-mêmes la valeur de ce travail ».
Une campagne contre l’oppression
C’est ainsi que les membres du Comité se lancent dans la mise sur pied d’une campagne pour la reconnaissance et la dignité du travail reproductif, productif et politique des femmes[3]. En juillet 2006, celle-ci démarre par une grande manifestation. Afin de sensibiliser la population, les femmes placardent les murs d’affiches aux messages percutants qui passent également sur les ondes de la radio locale. Dans les villages de la municipalité, une multitude d'ateliers de sensibilisation et de formation se met rapidement en place. Les femmes se réunissent pour parler de leur quotidien, atteignant ainsi un des buts de ces ateliers : créer des lieux de rencontre. Leurs journées de travail ne leur offrent généralement ni les espaces ni le temps nécessaires pour se retrouver, même entre voisines. Grâce à ces échanges, un renforcement de la dynamique des femmes de la communauté se met en place, en leur permettant de s’organiser. Une brèche d'expression et de réflexion est ainsi ouverte sur l'importance de leur travail au sein des sphères privée et publique. Peu à peu, elles prennent conscience de la nécessité de déconstruire leurs pratiques quotidiennes et de transformer la répartition traditionnelle des rôles. « Notre but est ainsi de faire prendre conscience aux femmes que si nous souhaitons un réel changement, une société moins machiste, nous devons commencer par nous transformer nous-mêmes », témoigne Alix.
"Femmes unies pour la dignité de notre travail... politique, productif, et reproductif. Unissons-nous pour discuter, pour changer, pour décider. Comité des femmes de Inzá". Photo : D.R. |
Le 16 avril 2007, les réflexions des femmes et leurs propositions de changement sont rendues publiques lors d’un grand événement de clôture de la campagne. L’appel est large et se sont plus de 2000 personnes qui occupent au final la place centrale d’Inza, certaines ayant parcouru des centaines de kilomètres pour venir soutenir leurs camarades. La manifestation se veut un appel à la communauté pour susciter une prise de conscience et pour que ces questions deviennent l'affaire de toutes et tous[4].
Réapprendre à préparer certains aliments dont l’usage avait été perdu, tel était le but des ateliers de cuisine organisés dans le cadre de la campagne, à l’occasion des fêtes de Noël de l’année 2006. Plus globalement, ces ateliers font partie d’une réflexion autour de la souveraineté alimentaire. Cette question, au cœur des préoccupations du Comité, est directement liée aux deux piliers de l’identité paysanne, à savoir l’autonomie et le territoire. En effet, les cultivateurs de café sont contraints à la monoculture sur la totalité de leurs terres, par des contrats passés avec les multinationales. Alors, obligés d'acheter ce qu'ils consomment, ils perdent leur indépendance alimentaire et doivent affronter carences et malnutrition. Les femmes, en tant que mères de famille, ont été pionnières dans la remise en question de cette situation. Désireuses d’enrichir l'alimentation familiale quotidienne et de susciter une prise de conscience au sein de la communauté, elles s’appliquent à encourager le développement des cultures vivrières et le recours à la production locale, plutôt que de consommer des produits industriels importés par Coca-Cola, Knorr, Maggi, etc. Cela implique de réapprendre à cultiver, mais aussi à préparer ces aliments. Elles ont ainsi développé des potagers communautaires et substitué les boissons gazeuses industrielles par des jus de fruits. Cette réflexion sur la consommation leur permet de faire des liens avec les grands traités de libre-échange imposés par les Etats-Unis (ALCA, TLC) et avec la globalisation. Au-delà des discours, c’est aussi dans la pratique que les femmes ont choisi d’ancrer leur résistance.
« Nous ne sommes pas féministes »
Pourtant, face aux revendications qui animent leur lutte, elles ne se reconnaissent pas dans le féminisme. « Nous ne travaillons pas contre les hommes, affirme l’une d’entre elles, mais contre le système capitaliste et patriarcal qui assigne aux femmes des rôles inférieurs. Je vois le féminisme comme un rapport conflictuel avec les hommes. Moi je trouve qu’il vaut mieux essayer de rester dans l'échange pour modifier leur manière de penser et d'agir. Je ne me considère pas féministe parce que j'aime les hommes en tant que tels ». Des propos surprenants qui peuvent cependant se comprendre face aux fortes pressions de la communauté. Les femmes du Comité cherchent avant tout à convaincre de l'importance de leur travail et de leur démarche, tout en restant intégrées et respectées. Prudentes, elles adoptent un discours – et surtout des termes – au ton plus modéré, adaptés aux circonstances.
Les femmes du Comité se trouvent prises dans un paradoxe, entre la croyance d’une spécificité féminine « naturelle » et la conviction que les différences de genre sont issues d’une construction sociale ; entre leur volonté d'émancipation et la difficulté de se distancier des traditions et du pouvoir qu’elles ont acquis au foyer. Une des militantes du Comité me l’affirme : « Nous croyons que les femmes possèdent une essence féminine, une sensibilité face à des problèmes à caractère social, économique et culturel ».
"Depuis la maison, depuis le jardin, depuis le groupe organisé, nous les femmes construisons le mieux-être de nos communautés. Femmes ensemble pour la dignité de notre travail. Photo : D.R. |
Une double lutte difficile à concilier
Le refus de s'identifier au féminisme semble aussi lié à son origine occidentale. Impliquées dans la lutte contre le néo-colonialisme et la militarisation du territoire colombien, les femmes du Comité se méfient des modèles importés du Nord. Une posture qui se retrouve également dans de nombreux mouvements sociaux. L'anti-impérialisme s'accompagne souvent d'une valorisation des traditions et de la « colombianité ». On assiste ainsi à un certain renforcement du nationalisme pour affronter les multinationales, les traités de libre commerce (TLC, ALCA) et les Etats-Unis, symbole de l'oppression capitaliste. Difficile, dès lors, pour les femmes, de critiquer frontalement des schémas traditionnels perçus par la communauté comme pierre angulaire de son identité.
De manière générale, les femmes peinent à faire respecter leur lutte, continuellement reléguée au second plan. Ce n'est pas seulement face à leurs maris et compagnons qu'elles doivent se battre, mais face à des structures qui les dépassent largement. En outre, leurs camarades masculins de l'association paysanne, sous des abords politiquement corrects, ne les soutiennent en réalité que du bout des lèvres, quand ils ne font pas franchement preuve de mauvaise volonté. Pourtant, le Comité représente un apport précieux pour l’association et le travail communautaire, particulièrement au niveau de sa capacité de mobilisation et des questions relatives à la souveraineté alimentaire.
La situation des femmes d'Inzá, loin d’être une exception, reflète la condition de la plupart des femmes dans le monde. En Colombie comme ailleurs, et comme les mouvements de femmes en ont souvent fait l’expérience au cours de l’histoire, toute la difficulté reste pour elles de se mobiliser sur deux fronts à la fois. D’un côté, combattre un système patriarcal oppressif envers les femmes. De l’autre, lutter avec leurs compagnons, contre l’impérialisme capitaliste et la violence qui sévissent en Colombie. Un double combat qui entraîne nombre de contradictions parfois difficiles à concilier.
[1] Malheureusement, lors des récentes élections en octobre 2007, la Mairie est repassée aux mains de la droite.
[2] « Comité des Femmes ».
[3] Cette campagne s’intitule « Mujeres en junta, por la dignidad de nuestro trabajo » (Femmes unies pour la dignité de notre travail).
[4] Les femmes du Comité sont néanmoins soumises à de nombreuses pressions. Les gens de la communauté ont accusé le Comité d’être la cause de l’échec des mariages et les femmes de mauvaises mères. « On entend encore souvent que notre place n’est ni dans les organisations politiques, ni dans la rue, ça porte préjudice à la famille ! », témoigne une membre du Comité. Pourtant, loin de négliger les tâches domestiques et grâce à leur inventivité et à une grande solidarité, elles assurent, au contraire, sur tous les fronts à la fois. Malgré la pression, elles ne se sont pas découragées et grâce au travail collectif et à leur ténacité, elles gagnent peu à peu la confiance et la reconnaissance de la communauté.
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