mercredi 4 mai 2011

La Colombie est en guerre !

La nouvelle ne manquera pas d'en surprendre plus d'un : oui, il y a un conflit armé en Colombie !

C'est ce qu'a déclaré aujourd'hui Juan Manuel Santos, ajoutant même que celui-ci existait depuis longtemps dans le pays... 

Bogotá, le 24 octobre 2006. "Si, en Colombie, il y a un conflit armé".
Photo : D. Fellous/Libre arbitre
Les plus perspicaces de nos lecteurs avaient sans doute eux-même déjà entraperçu quelques indices de l'existence de ce conflit, comme les milliers de victimes et les millions de déplacés par exemple, et nous ne leur ferons pas l'injure de prétendre leur apprendre grand chose avec ce scoop quelque peu réchauffé dévoilé par le président de la République colombienne. Au delà du sarcasme (facile, je le concède, dans le pays qui abrite la plus vieille guerre civile du monde), cette déclaration de Santos est tout de même une  vraie nouvelle, dont la portée est moins à chercher dans le contenu que dans le CV de l'auteur, qui fût quand même le ministre de la défense et dauphin attitré de celui qui passa justement ses deux mandats à marteler qu'il n'y avait pas de conflit armé en Colombie, mais seulement "une menace terroriste", un problème d'ordre public en somme. Des "événements", comme on nommait pudiquement la guerre d'indépendance algérienne jusqu'à récemment dans les manuels scolaires français (ce n'est qu'en juin 1999 que cette "opération de police" s'est officiellement vu attribué le qualificatif de guerre).

L'ex-président Alvaro Uribe Velez a d'ailleurs été ulcéré par cet aveu qui sonne comme un désaveu flagrant d'un des principaux emblèmes de sa politique. C'est  du moins ce que laisse supposer l'avalanche de messages rageurs et exaltés qu'il a aussitôt publié en réaction sur son compte Twitter. Pas moins de dix gazouillis en à peine une heure, autant dire que c'est un sujet qui lui tient à cœur, tous visant à assimiler la reconnaissance du conflit à une reconnaissance de fait des FARC comme acteur belligérant et non plus comme une organisation terroriste :  

  •  Ce n'est pas possible que la loi reconnaisse un conflit avec des terroristes narcotrafiquants qui attentent à la démocratie
  •  Pour de nombreux pays ce sont des terroristes, ils nous inondent dans le sang et maintenant ils leurs donnent une légitimité !
  •  Des guérillas sans narcotrafic dans d'autres pays ont combattu des dictatures, en Colombie avec narco elles attentent à la démocratie
  •  Les terroristes ne réunissent pas les éléments pour le statut de belligérance, pourquoi leur ouvrent-ils la porte ?
  •  Nous avons dédommagé les victimes sans reconnaitre les terroristes
  •  Il n'y a pas de raison légale pour lier réparation de victimes et reconnaissance de terroristes
  • Sans avoir besoin de reconnaitre le conflit, durant notre gvnt se sont démobilisés plus de 50 mille intégrants de groupes terroristes
  • Résoudre les problèmes sociaux n'implique pas de légitimer l'action destructive des terroristes
  •  Guérilla et paramilitaires détruisent l'État de Droit, personne n'a légitimé les paramilitaires, pourquoi maintenant la guérilla ?
  • La Colombie les reconnait maintenant, avant plusieurs gouvernements demandèrent à l'Europe, aux USA et au Canada de les déclarer terroristes
  
Si l'on connait les raisons, en partie personnelles comme l'assassinat de son père par les FARC, qui radicalisent le point de vue d'Alvaro Uribe Velez et l'ont poussé (avec d'ailleurs un indéniable succès d'opinion) à privilégier la solution militaire et à refuser de négocier avec la guérilla durant tout son mandat, on peut se demander pourquoi son successeur, qui incarne lui-même en partie cette politique de mano dura (main de fer) qui avait assis la popularité du gouvernement dans les classes moyennes et même dans un certain nombre de secteurs populaires, a décidé de se démarquer d'une stratégie à laquelle il doit en partie son élection.

Bogotá, le 4 janvier 2011. Photo : D. Fellous/Libre arbitre
La réponse est sans doute multiple. Santos se défend de vouloir donner une légitimité aux FARC et déplace le débat sur le terrain de l'économique. Il explique que cette reconnaissance du conflit, qui s'inscrit dans le cadre de la Ley de victimas (Loi des victimes), vise à écarter des bénéfices octroyés par cette dernière les victimes de la délinquance commune pour réserver les indemnisations aux victimes du conflit, et pas du tout à donner un quelconque statut de belligérant à la guérilla. Balayant du même coup les critiques des uribistes sur le coût exorbitant qu'aurait le processus de réparation pour les caisses de l'État si toutes sortes de cas pouvaient se glisser dans un concept de victime aux contours trop flous.


Il n'empêche que, comme le souligne Alvaro Uribe, cette reconnaissance explicite du conflit, en entraine bien une autre, même si elle reste implicite, de l'adversaire comme belligérant et non comme terroriste. Ce tournant dans le discours gouvernemental, préalable nécessaire au retour des deux parties à la table des négociations - comme était nécessaire le processus de libération des otages dans lequel se sont engagées les FARC depuis la mort de leur chef historique, Manuel Marulanda - marque une nouvelle étape dans le conflit, et l'on peut à priori se réjouir de ce que la realpolitik l'emporte sur l'idéologie et ouvre la porte à la (perspective d'un espoir de processus de) paix.


Cependant, parmi son torrent d'imprécations plus passionnelles  qu'analytiques (mais c'est peut-être  en partie dû au format  tweet), l'avant-dernière remarque d'Alvaro Uribe Velez soulève involontairement un point intéressant qui pourrait donner lieu une interprétation bien plus machiavélique de la reconnaissance du conflit à travers la Ley de Victimas

"Guérilla et paramilitaires détruisent l'État de Droit, personne n'a légitimé les paramilitaires, pourquoi maintenant la guérilla ?" demande ainsi l'ex-président dans une relecture étrange de la déclaration de Santos, puisque celui-ci a reconnu le conflit armé en général et non la guérilla en particulier, ni n'a exclu explicitement les paramilitaires dudit conflit. Mais c'est précisément cette confusion qui souligne l'interprétation partiale qui pourrait découler du projet de loi de victimes. En effet, si pour Uribe, reconnaitre le conflit c'est uniquement légitimer la guérilla, ce à quoi n'auraient pas eu droit  les organisations paramilitaires, c'est parce que selon lui, il n'y a plus de paramilitaires depuis la démobilisation des AUC (Auto-défenses Unies de Colombie) dans le cadre de la loi Justice et Paix mise en place lors de sa présidence. Et même si tout le monde sait que l'activité paramilitaire est de nouveau en pleine croissance depuis quelques années, les anciennes organisations membres des AUC étant partiellement  réapparues sous de nouveaux noms, comme les Aguilas Negras ou les Rastrojos, la dénomination officielle à leur encontre à changé et l'on n'entend désormais plus parler de paramilitaires mais de "bandes émergentes", ou de Bacrim, (comme Bandes criminelles), un euphémisme qui renvoie de fait plus à la délinquance commune qu'à la participation au conflit armé.

Bogotá, le 14 décembre 2010. Pochoir de DJ LU.  Photo : D. Fellous/Libre arbitre

Est ainsi ouverte la possibilité d'exclure du champ d'application de la loi les victimes des dites Bacrim, considérant qu'elles ne sont pas victimes d'une des parties du conflit mais de simples criminels de droit commun. Schématiquement, on garantirait ainsi l'indemnisation aux grands propriétaires terriens rackettés par la guérilla, tandis que le paysan chassé de sa terre par une "bande émergente" au service du même grand propriétaire se verrait gratifié d'un aimable que pena (désolé...) par la commission d'attribution. Un loi de victimes à deux vitesses, d'une certaine façon. Cette manœuvre aurait aussi pour effet de faire mécaniquement diminuer le nombre total des victimes annuelles du conflit et d'augmenter le pourcentage attribué aux FARC, puisque les statistiques officielles n'y incluraient pas les violations aux Droits de l'Homme causés par les paramilitaires, alors que celles-ci représentent plus de la moitié des cas recensés par les ONG indépendantes.

Il ne s'agit pas de condamner par avance une manipulation qui n'a pas encore eu lieu, ni d'attribuer au président Santos des intentions qu'il ne possède sans doute pas, mais simplement d'attirer l'attention sur le risques éventuels de glissement d'une reconnaissance du conflit à une négation du statut de victimes pour une partie d'entre elles afin de maintenir la vigilance sur ce thème et de s'assurer que la Ley de Victimas ne soit pas détournée de son objectif premier.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire