Coïncidence de l'actualité, alors qu'à Paris la presse s'interroge pour savoir si une rançon a été payée pour obtenir la libération hier matin des deux journalistes de France 3, Hervé Ghesquière et Stéphane Taponier (que nous sommes, au passage, soulagés de voir revenir vivants de cette longue épreuve), otages depuis 18 mois en Afghanistan, en Colombie la même polémique vient de surgir autour de la libération il y a trois ans d'Ingrid Betancourt et de 14 militaires otages des FARC ( Forces Armées Révolutionnaires de Colombie, principal mouvement de guérilla colombien, marxiste).
Bogotá, le 29 juin 2009. Panneau commémoratif de l'armée colombienne à l'approche du premier anniversaire de l'Opération militaire Jaque, un "Orgueil pour toujours". Photo : D. Fellous/Libre arbitre |
Tout le monde se souvient de l'Operación Jaque (l'Opération Échec), menée par l'armée colombienne le 2 juillet 2008. Ce jour là, des soldats déguisés en guérilleros, en journalistes, et en médecins réussissaient à exfiltrer la franco-colombienne, prisonnière des FARC depuis plus de six ans, et ses compagnons de détention, trois agents américains et onze soldats et policiers colombiens, sans avoir eu à tirer un seul coup de feu. Grâce à ce stratagème digne d'un épisode de "Mission Impossible" - et qui soit dit en passant constituait un crime de guerre, l'utilisation du logo du CICR (Comité International de la Croix Rouge) par des soldats pour tromper l'ennemi constituant une violation de la Convention de Genève... - les soldats réussissait à convaincre César, le responsable du Front N°1 des FARC et son lieutenant Gafas, de monter avec leurs otages dans un hélicoptère de l'armée peint en blanc, sous prétexte de les emmener rencontrer le grand chef, Alfonso Cano. Une fois en vol, les gardiens, qui ne se doutaient de rien, sont facilement maîtrisés, et tout le monde peut aller à Bogotá, remercier Dieu, le président Alvaro Uribe et son ministre de la Défense, un certain Juan-Manuel Santos. Une opération parfaite...
"Une opération pas si parfaite que ça", si l'on en croit le documentaire ainsi titré présenté hier en Equateur par le journaliste colombien Gonzalo Guillén, qui entend démontrer que l'Opération Jaque a été plus financière que militaire. Reprenant la piste évoquée par les journalistes français Roméo Langlois et Pascale Mariani dans leur reportage "Histoire secrète d'une libération", diffusé dès novembre 2008 sur Canal + ( et que vous pouvez voir en streaming ici, sauf si comme moi vous êtes l'heureux possesseur d'un mac), qui mettait à mal la version officielle en parlant d'un avocat, Carlos Toro, contacté par Gafas quelques semaines avant les événements pour négocier leur non-extradition vers les Etats-Unis en cas d'arrestation, Gonzalo Guillén va encore plus loin puisqu'il affirme que la libération des otages a été négociée 100 millions de dollars avec leurs geôliers !!
Plusieurs questions se posent alors : Où est cet argent ? Que s'est-il passé avec celui qui aurait été promis aux deux déserteurs ? Et surtout où sont César et Gafas aujourd'hui ? César a été extradé aux USA en juillet 2009, suivi deux mois plus tard par son épouse, mais comme le faisait déjà remarquer Noticias Uno, une TV colombienne, dans un programme d'informations diffusé en février, ils n'apparaissent ni l'un ni l'autre dans le registre PACER, qui répertorie les détenus des prisons américaines...Quand à Gafas, il est supposé être emprisonné en Colombie, mais Gonzalo Guillén assure qu'il y a des également des doutes sur sa localisation. Enfin, pour ce qui est du "mobile", de la part des autorités à un tel mensonge, le journaliste souligne que l'opération a eu pour effet indirect mais immédiat de faire grimper la popularité de Santos assez haut pour être élu à la présidence à la suite d'Uribe, une popularité qui était alors entachée par le scandale des Faux Positifs, ces milliers de civils assassinés par les militaires et présentés comme des insurgés tués au combat afin de gonfler les chiffres de la lutte anti-guérilla.
Les réactions ne se sont pas faites attendre : l'ex-président Uribe a parlé d'une "infamie", l'ex-commandant des Forces Armées Colombiennes (et aujourd'hui ambassadeur de Colombie en Autriche), le général Padilla, d'une "escroquerie", et quant à l'ex-ministre de la Défense (devenu depuis le président de la République) Juan-Manuel Santos, il n'a pas non plus mâché ses mots : "Cela n'a ni queue, ni tête (...) Il y a des idiots utiles, parfois pas si idiots, qui font le jeu de la guérilla." De leurs côtés, le Département d'État américain a assuré que César était détenu dans une prison de Chicago, pour des charges liées au trafic de drogue, et l'INPEC (l'Administration Pénitenciaire colombienne) que Gafas est bien emprisonné dans le Quartier de Haute Sécurité de la Picota, à Bogotá, accusé de séquestration.
Alors que croire ?
La version lisse et officielle d'une opération risquée mais parfaitement réussie, exécutée sans aucune aide extérieure par l'armée colombienne, et qui a "humilié les FARC", selon les mots du président ?
Ou celle, un peu plus romanesque (quoique...) mais pas beaucoup moins crédible, du deal avec des cadres moyens de la guérilla, fatigués de la clandestinité, et espérant échapper à la mort, et à la prison, en rêvant même de peut-être s'enrichir au passage ?
Personnellement j'ai une troisième théorie, basée sur l'intuition plus que sur des faits précis je le concède, mais qui me parait plus logique et plutôt plus réaliste que les deux précédentes. Je la développerai peut-être ici un de ces jours. En attendant, permettons nous tout de même de remarquer, au crédit du journaliste, que la révélation le 29 avril dernier par Wikileaks d'un câble diplomatique secret nous a permis d'apprendre qu'un télégramme avait été envoyé par l'ambassade américaine à Bogotá le 24 juin 2008, soit une semaine seulement avant l'opération, annonçant que César était prêt à se rendre avec les otages contre une possibilité de se réfugier en France avec sa fille et sa femme, capturée cinq mois plus tôt, et que le processus de négociation avec l'armée et l'Église était déjà très avancé.
Peut-être bien qu'à la place d' "Opération Échec" il eut été plus approprié de l'appeler "Opération Poker Menteur"....
PS : Le téléscopage de nouvelles continue, et j'apprends à l'instant que Brad Pitt serait pressenti pour incarner le sauveur d'Ingrid Betancourt et des otages américains dans une superproduction de la Warner : The Mission. Voilà qui va probablement donner encore une autre version des faits, car je doute qu'un scénario écrit à Hollywood suive la théorie officielle qui dément toute participation américaine à l'opération...
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